Liban: un an après l’explosion du port, l’enquête reste au point mort
Un an après l’explosion meurtrière au port de Beyrouth, malgré l’ampleur d’une tragédie qui a traumatisé le Liban, aucun responsable n’a été traduit en justice. L’enquête piétine. Elle reste obstruée par les interventions politiques.
Le 4 août 2020, des pompiers sont dépêchés au port pour éteindre un incendie. Peu après, vers 18 heures,une terrible déflagration fait 214 morts. Plus de 6.500 personnes sont blessées. Le souffle de l’explosion dévaste des quartiers entiers de Beyrouth.
Le soir même, les autorités imputent la tragédie à 2.750 tonnes de nitrate d’ammonium, abandonnées depuis plus de six ans au port « sans mesure de précaution ».
Une enquête ouverte, un premier juge démis
Qu’est-ce qui a provoqué cette explosion? Pourquoi le nitrate d’ammonium a-t-il été comme oublié au port, malgré les dangers? Qui, parmi les décideurs politiques et les responsables sécuritaires, était au courant?
Six jours après, les autorités libanaises décident d’ouvrir une enquête. Très peu de temps après, le premier juge Fadi Sawan,se voit dessaissir de l’affaire, après l’inculpation de hauts responsables.
Le juge d’instruction qui l’a remplacé Tarek Bitar doit également faire face à des obstructions. Il cherche à inculper plusieurs anciens ministres et hauts gradés, mais le Parlement refuse de lever l’immunité de certains de ses membres soupçonnés d’implication dans l’explosion.
Des entraves à la justice
A ce jour, seul Hassan Diab, Premier ministre à l’époque des faits, est inculpé et 18 personnes sont en détention notamment le directeur des douanes Badri Daher, et le directeur du port Hassan Koraytem.
M. Bitar a réclamé au Parlement la levée de l’immunité de trois députés qui ont occupé des postes de ministres – Ali Hassan Khalil (Finances), Ghazi Zaayter (Travaux publics et Transport) et Nouhad al-Machnouk (Intérieur) en vue d’une inculpation.
Le juge d’instruction veut également poursuivre le directeur général de la Sûreté générale, Abbas Ibrahim, et le chef de la Sureté d’Etat, Tony Saliba. Mais le ministre de l’Intérieur a refusé d’autoriser des poursuites contre M. Ibrahim. Quant aux trois anciens ministres, le Parlement tergiverse.
Selon une source judiciaire, les poursuites concernent pourtant les responsables « dont il a été avéré, à travers des documents et des témoins, qu’ils étaient au courant de la présence du nitrate d’ammonium et ses dangers ».
Malgré ces obstacles, l’enquête est « au trois quarts achevée », indique à l’AFP cette même source judiciaire proche du dossier. Et M. Bitar espère annoncer les conclusions de l’enquête « d’ici la fin de l’année ».
Amnesty International accuse les autorités libanaises de faire barrage. « Les autorités libanaises ont passé l’année écoulée à entraver de façon éhontée la quête de vérité et de justice des victimes », a déploré l’ONG dans un communiqué publié ce 2 août.
« Compte tenu de l’ampleur de cette tragédie, il est étonnant de voir jusqu’où les autorités libanaises sont prêtes à aller pour se soustraire » à la justice, a déploré la directrice régionale adjointe d’Amnesty, Lynn Maalouf.
À l’origine de l’explosion
En novembre 2013, le navire « Rhosus », battant un pavillon moldave, parti de Géorgie et à destination du Mozambique, faisait escale à Beyrouth avec à son bord le nitrate d’ammonium.
A l’époque, en raison d’une procédure judiciaire compliquée visant son propriétaire, le navire est immobilisé. La cargaison est déchargée en 2014 et déposée dans le hangar numéro 12, entrepôt délabré. A l’abandon, le « Rhosus » fini par couler en 2018.
Qui sont les responsables ?
Selon Maître Lahoud, représentant plus de 1000 victimes, l’enquête a permis de dévoiler l’identité de plusieurs parties impliquées, y compris le nom du propriétaire de la compagnie maritime chargée de transporter la cargaison et le nom de la banque mozambicaine ayant financé l’opération.
« La justice a déterminé les responsabilités concernant la partie qui a acheminé le nitrate d’ammonium à Beyrouth, et les raisons pour lesquelles la cargaison a été déchargée, comment elle a été stockée, pourquoi elle n’a pas été détruite ou renvoyée » vers l’étranger, se demande-t-il
« Mais l’enquête n’a pas encore déterminé si d’autres parties » seraient derrière l’expédition du Rhosus, a-t-il ajouté en faisant allusion à des pays ou des groupes étrangers.
Des ramifications en Russie et en Syrie
L’enquête locale s’intéresse à des informations de presse établissant des liens entre trois hommes d’affaires de nationalité syrienne et russe, et Savaro Limited, la société suspectée d’avoir importé le nitrate d’ammonium.
C’est cette entreprise, spécialisée dans le commerce de produits chimiques, qui avait reçu la commande de l’entreprise mozambicaine. Elle dispose d’une adresse à Londres, mais ses véritables propriétaires restent inconnus.
Le « point faible » de l’enquête, selon M. Lahoud c’est qu’elle n’a toujours pas déterminé la cause de l’explosion.
Etait-ce l’incendie? « Si c’est le cas, comment s’est-il déclenché? », s’interroge l’avocat, pour qui rien ne permet encore d’écarter la thèse d’un « sabotage » ou d’une « attaque ».
Immédiatement après le drame, des sources sécuritaires avaient évoqué des travaux de soudure qui pourraient être à l’origine de l’incendie. Mais certains observateurs restent circonspects.
Le juge Bitar souhaite mener une reconstitution sur le site de l’explosion, pour déterminer les causes de l’incendie. Il a également requis la coopération de plusieurs pays pour déterminer l’origine de la cargaison, sollicitant notamment la France, les Etats Unis et l’Italie afin d’obtenir des images satellitaires du port, dans l’espoir de voir ce qui se passait au port le 4 août 2020.
La France a assuré qu’elle n’avait pas de satellites au-dessus du Liban le jour de l’explosion, selon la source judiciaire.
L’absence d’images empêche aussi de savoir si certaines quantités de nitrate d’ammonium ont été subtilisées de l’entrepôt ces dernières années, ajoute l’avocat des victimes M. Lahoud.
Des ONGs réclament une enquête internationale
Si les autorités ont toujours catégoriquement refusé toute enquête internationale, la France a lancé sa propre procédure puisque des Français figurent parmi les victimes.
A la mi-juin, une cinquantaine d’ONG ont réclamé une enquête de l’ONU, citant « des ingérences politiques flagrantes, l’immunité des hauts responsables politiques » mais aussi « des violations de la procédure régulière ».
Pour une grande partie de l’opinion publique, c’est toute la République qui doit rendre des comptes. Le 20 juillet 2020, quelques jours seulement avant le drame, le président Michel Aoun et M. Diab avaient été avertis par la Sûreté de l’Etat qui signalait dans un rapport préparé plusieurs mois avant l’explosion que l’entrepôt contenait « des matières dangereuses » mettant en garde contre un « énorme incendie » qui pourrait « presque entièrement détruire le port ».
Le président de l’Ordre des avocats de Beyrouth, Melhem Khalaf, a annoncé lundi que le barreau de Beyrouth et plusieurs victimes ont porté plainte contre Savaro Ltd, la société suspectée d’avoir importé le nitrate d’ammonium dont l’explosion, au port de Beyrouth, a ravagé une partie de la capitale le 4 août 2020.
Les conséquences de l’explosion
Environ 300.000 personnes sans domicile immédiatement après le drame.
Plus de 70.000 personnes ont perdu leur travail en raison de l’explosion, selon l’ONU.
73.000 appartements endommagés (ONU).
9.200: immeubles endommagés dans un rayon de trois kilomètres du port (ONU).
Au moins 163 écoles, publiques et privées, endommagées, toujours selon l’ONU.
Six hôpitaux et 20 cliniques endommagés et plus de 80 centres de soins sévèrement ou partiellement touchés, selon l’ONU.
TV5 MONDE