Attentat de Kaboul : pourquoi Daech est devenu le pire ennemi des talibans
AFGHANISTAN – L’attentat meurtrier qui vient de frapper l’aéroport de Kaboul a été revendiqué par Daech. En quelques années, talibans et EI sont devenus des ennemies mortels, et en concurrence directe en Afghanistan.
L’aéroport était une cible. Il a été frappé quelques heures seulement après que les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni avaient appelé leurs ressortissants à s’éloigner au plus vite. Plusieurs dizaines de civils et militaires, dont de nombreux marines américains, ont perdu la vie jeudi lors d’une double attaque suicide perpétrée à proximité de l’aéroport international de Kaboul. Avant même qu’il ait eu lieu, plusieurs spécialistes s’étaient interrogés sur l’étrange silence de l’État islamique depuis la chute de Kaboul : était-il en train de se réorganiser ou de préparer une action ?
Revendiqué dans la soirée de jeudi par Daech, l’attentat symbolise l’opposition entre le groupe terroriste et les nouveaux maîtres de Kaboul. Privé de base territoriale en Afghanistan depuis deux ans, l’EI a multiplié les opérations terroristes ces derniers mois dans le pays, mais était resté invisible depuis la prise de Kaboul par le mouvement, rival, des talibans. Ces deux courants islamistes radicaux sont en effet devenus des ennemis mortels, et en concurrence directe en Afghanistan.
Les origines de l’affrontement entre les talibans et Daech
Lorsque les talibans libèrent des centaines de détenus de la prison de Pul-e-Charkhi, le 15 août dernier, au moment même où ils prenaient le contrôle de Kaboul, ils en retiennent un, qu’ils exécutent sur place. Il s’agit de Muhammad Zia-ul-Haq, qui fut brièvement le chef de Daech en Afghanistan, avant d’être emprisonné en 2020. Alors que la prise de pouvoir des talibans semble menée avec le souci d’éviter la justice expéditive qui était jadis leur marque de fabrique, cette exécution détone : le risque d’une montée en puissance de l’EI en Afghanistan n’est pas pris à la légère par les talibans.
Dès la proclamation par l’EI d’un « califat » en Irak et en Syrie en 2014, d’anciens membres de la branche pakistanaise des talibans lui font allégeance, bientôt rejoints par des Afghans déçus par les talibans. L’année suivante, Daech fournit un territoire à ces militants, en reconnaissant officiellement la création de sa « province du Khorasan », du nom d’une ancienne région à cheval sur l’Afghanistan, le Pakistan et l’Iran. Cet ancrage virtuel sera bientôt matérialisé par les militants de l’EI dans les zones montagneuses des provinces de Nangarhar et de Kunar- dont les troupes afghanes et américaines les délogeront finalement en 2019.
Les divergences théologiques entre les deux mouvements, si elles sont mises en avant par les protagonistes, ne sont pas la raison première de l’antagonisme. Si les talibans et le groupe État islamique appartiennent à des traditions coraniques différentes, c’est sur le plan politique qu’a lieu le véritable affrontement. Les talibans sont véritablement ancrés dans une approche nationale afghane de la conquête du pouvoir, tandis que l’EI s’inscrit dans un djihad global. Comme on vient de le voir avec la chute de Kaboul, les talibans sont capables d’un (relatif) pragmatisme sur le terrain en vue de la prise du pouvoir. Pour Daech, c’est le corpus théologique qui prime- même si paradoxalement ses membres s’en affranchissent plus souvent que les talibans. Pour l’EI par exemple, les négociations menées par les talibans avec les Américains, avant ou pendant le retrait, sont des motifs d’excommunication : l’État islamique a publié plusieurs communiqués ces dernières années, tenant les talibans pour des apostats.
Le rôle d’Al-Qaida
Derrière l’affrontement entre l’EI et les talibans, il y a en fait la continuation de la guerre que se livrent Daech et Al-Qaïda en plusieurs points du globe, une concurrence acharnée pour l’hégémonie sur le djihad islamique. Le géopoliticien Gabriel Romanche rappelle qu’« Al Qaïda est né en Afghanistan des suites de l’insurrection antisoviétique dans les rangs des volontaires venus combattre aux côtés des Afghans. Les liens entre les talibans et le groupe terroriste sont donc anciens et intimes ». L’entente n’a cessé d’être renouvelée depuis, les dirigeants d’Al-Qaïda prêtant régulièrement allégeance aux leaders talibans. Du point de vue de Daech, et aux yeux de nombreux militants islamistes dans le monde, la victoire des talibans serait donc aussi celle du modèle d’Al-Qaïda.
Une menace bien réelle
Même privé de territoire en Afghanistan, les combattants du groupe État islamique ont multiplié les actions meurtrières ces derniers mois, menant plus de deux-cents attaques depuis le début de l’année. Selon un rapport de l’ONU publié en juillet dernier, ils seraient entre 500 et quelques milliers dans le pays. Avec l’effondrement de l’Etat afghan, des parts de marché seront à prendre pour les organisations islamistes.
Ainsi que l’a confié à l’AFP Colin Clarke, le directeur d’un groupe de réflexion américain, « L’effondrement de l’armée afghane est une étrange réminiscence de ce que nous avons vu en Irak en 2011. Je crains que la même situation ne se reproduise en Afghanistan, avec simultanément le développement de l’EI et la résurrection d’Al-Qaïda ». L’Afghanistan, suivant cette analyse, pourrait bien devenir dans les mois qui viennent le nouveau champ de bataille de la guerre que se livrent globalement Al-Qaïda et l’État islamique. Et l’attentat de ce jeudi à l’aéroport de Kaboul, revendiqué par Daech, pourrait en être le commencement.
F.S. – LCI.FR