🇷🇺 La Russie va-t-elle cibler d’autres pays après l’Ukraine? Un expert met en garde “l’Europe en sommeil”
Selon Keir Giles, la question n’est pas de savoir si les Russes attaqueront d’autres pays après l’Ukraine, mais quand. L’expert britannique de la Russie estime que les membres européens de l’OTAN seront en danger immédiat si les États-Unis leur tournent le dos sous la présidence de Trump. Le sabotage croissant des infrastructures s’inscrit déjà dans une logique menant à une nouvelle invasion, selon lui.
C’est l’un des experts les mieux informés sur le dispositif sécuritaire russe. Keir Giles, le directeur du Centre de recherche britannique sur les études de conflit, considère que les pays d’Europe occidentale sous-estiment largement les actions préparatoires de la Russie pour attaquer d’autres pays après l’Ukraine. Alors que Donald Trump s’est concentré sur le Groenland et le canal de Panama dernièrement, l’expert tempère les espoirs européens. Selon lui, il n’est pas du tout certain que le nouveau président américain garantira une paix durable en Ukraine.
“Le trumptimisme, comme j’appelle l’optimisme de ceux qui pensent que Trump apportera une solution acceptable, est un vœu pieux. Il ne fait aucun doute que Trump veut obtenir des gains personnels en Ukraine. Mais cet objectif n’assure pas la fin du conflit à court terme et n’empêchera pas forcément une attaque de la Russie contre un autre pays à long terme”, commente-t-il. “Même si Moscou signe un accord, l’expérience de ses guerres précédentes montre que cela ne signifie pas que les Russes ont l’intention de cesser le feu.”
Quelle est la solution? Poursuivre les combats jusqu’à ce que les Russes soient chassés ou épuisés ?
“C’est une option. L’autre est la présence physique en Ukraine d’un contingent militaire de pays avec lesquels la Russie ne veut pas la guerre, principalement les États-Unis. Sinon, l’Ukraine n’a pas le choix. Survivre, c’est continuer à se battre, alors que la Russie cherche à détruire son peuple.”
En tant qu’Européens, pouvons-nous former une force de sécurité pour l’Ukraine si Trump refuse?
“Les signes ne sont pas encourageants. Chaque fois qu’il est question d’une force de sécurité, la panique s’installe dans de nombreuses capitales européennes. Cela n’inspire pas beaucoup de confiance. Et quels sont les pays européens qui disposent encore de forces armées d’une ampleur suffisante? La seule force armée digne de ce nom en Europe de l’Est, c’est la Pologne. Tout ce qui se trouve à l’ouest de Varsovie est dans un état de déni et possède des armées bonsaïs (de tout en petites quantités, NDLR). Même Londres est en train de délaisser son rôle de leader.”
Vous assurez que ce n’est qu’une question de temps avant que la Russie ne déclenche une nouvelle guerre après l’Ukraine, peut-être même contre des pays de l’OTAN?
“Il existe un consensus au sein de l’OTAN sur le fait que la Russie prépare une nouvelle attaque. Le seul point de discussion est de savoir quand elle sera prête pour cela, entre un et cinq ans. Les pays de l’OTAN s’appuient sur leurs renseignements secrets. Je partage leur point de vue en raison de ce que la Russie dit publiquement depuis des années, de ce qu’elle fait visiblement et de ce qu’elle fait savoir à sa population concernant ses intentions. Tout indique que l’Ukraine est en train de gagner du temps pour le reste de l’Europe, peut-être en vain.”
Vous mettez en garde contre un nouveau scénario “à la Crimée” dans lequel la Russie annexe une partie d’un État membre de l’OTAN avant de brandir la menace nucléaire. Où un tel scénario est-il susceptible de se produire?
“Il existe un scénario type dans lequel la Russie s’enfonce de 30 kilomètres dans un État balte. Ce n’est pas un chiffre lancé au hasard. Il est basé sur une estimation de l’étendue du territoire que la Russie peut prendre avant qu’une contre-réaction ne se produise. Ce n’est pas non plus une coïncidence si c’est la distance entre la frontière du Belarus pro-russe et Vilnius, la capitale de la Lituanie, membre de l’OTAN. La raison pour laquelle ce plan circule à nouveau est le refus présumé de Trump de soutenir l’OTAN à ce moment-là.”
Quelles cibles la Russie pourrait-elle encore viser si les États-Unis ne veulent pas intervenir?
“En Europe, malheureusement, il existe un grand nombre de candidats possibles. Certaines lacunes ont été comblées grâce aux renforts avancés de l’OTAN. C’est le cas pour certaines parties des États baltes et des îles telles que Bornholm (Danemark) et Gotland (Suède). D’autres faiblesses subsistent. Je pense au Spitzberg, un archipel norvégien stratégique situé dans l’océan Arctique. »
Vous soulignez que malgré les pertes considérables subies depuis l’invasion de l’Ukraine, l’armée russe continue à croître. Elle recrute encore 30.000 soldats par mois. Un autre signe de préparation à une guerre de plus grande ampleur?
“Tous les freins seront levés une fois que les principales opérations de combat en Ukraine seront terminées. Le compte à rebours sera alors lancé pour la prochaine victime russe. N’oublions pas qu’une grande partie des forces armées russes n’a pas été déployée en Ukraine, comme les forces aériennes et navales. Moscou peut également lancer des missiles à 1.000 kilomètres sur les capitales de l’UE. Et je ne parle même pas de missiles nucléaires, mais d’attaques conventionnelles de précision plus petites avec lesquelles ils peuvent frapper des villes comme Bruxelles.”
La Russie produit désormais 1.500 chars et 3.000 véhicules blindés par an. Devrions-nous également instaurer des règles pour une économie de guerre, où le gouvernement peut forcer les entreprises à donner la priorité aux commandes de défense?
“C’est déjà le cas dans les pays qui comprennent et prennent la menace au sérieux, comme la Finlande. Ceux qui ne le font pas aujourd’hui risquent d’en payer le prix fort plus tard. En Russie même, la militarisation est en cours depuis plus d’une décennie (…) Ils cultivent une mentalité de guerre. On répète à une jeune génération de Russes qu’ils sont déjà en guerre contre l’Occident. Ils sont conditionnés psychologiquement à penser que les conflits armés et les pertes sont essentiels, que cela fait naturellement partie de leur devoir.”
Vous n’excluez pas non plus le sabotage d’infrastructures critiques, qui pourrait faire de nombreuses victimes civiles?
“Des projets ont été déjoués ou ont échoué pour faire dérailler des trains en Pologne ou placer des bombes incendiaires sur des vols transatlantiques. Si ces bombes avaient explosé pendant un vol, nous aurions déjà eu de nombreuses victimes civiles. Cela montre clairement la volonté des Russes d’infliger un grand nombre de victimes pour nous déstabiliser.”
“Certains actes de sabotage ont pour seul but de contrarier l’Europe. Mais d’autres actions s’inscrivent dans un schéma ciblé, et c’est ce qui devrait nous inquiéter le plus. Elles font écho à un document de 2019 que j’ai coécrit pour l’Agence suédoise de recherche en matière de défense, sur ce que la Russie ferait pour tenter d’immobiliser l’Europe avant d’attaquer réellement un pays de l’OTAN. Avec chaque nouvel acte de sabotage, je peux désormais cocher une cible sur la liste des options dont ils disposent pour s’assurer que les armées européennes ne peuvent pas se déplacer là où elles doivent être pour combattre. Si nous assistons aujourd’hui à des reconnaissances en vue de telles actions, c’est une autre preuve que la Russie prépare ses prochaines opérations en dehors de l’Ukraine.”
Les “attaques hybrides” préparent le terrain pour une nouvelle invasion?
“Oui, mais c’est précisément la raison pour laquelle je suis contre l’utilisation du terme occidental ‘attaques hybrides’, qui tend à obscurcir plus qu’à expliquer ce que fait la Russie. En plaçant certaines activités russes dans cette boîte, nous nous trompons nous-mêmes. L’une des raisons pour lesquelles tous ces termes sont apparus est qu’ils évitent aux responsables politiques d’avoir à admettre qu’il s’agit déjà d’une guerre. Ils évitent ainsi de prendre des décisions difficiles. Aujourd’hui, les gens oublient commodément qu’il existe déjà un modèle de préparation aux opérations de combat réelles. Le test de base consiste à examiner chacune de ces actions et à se demander s’il s’agit d’actes de guerre. La réponse est oui.”
Quels actes de sabotage nous attendent, selon vous?
“Nous envisageons sérieusement des menaces dans les entreprises de logistique. Au cours des 20 dernières années, il a été très facile d’y placer des ‘agents dormants’ capables de retarder ou d’arrêter des transports pour des raisons apparemment innocentes. On peut aussi essayer de paralyser la logistique en diffusant de fausses alertes à la bombe ou en désinformant sur des situations dangereuses, comme une fuite radioactive.”
“On peut aussi utiliser des activistes pour bloquer physiquement des connexions cruciales. Par exemple, on soupçonne fortement la Russie d’avoir dirigé la manifestation des agriculteurs polonais à la frontière ukrainienne. Ce type d’interruption ne doit pas durer longtemps. 24 à 48 heures peuvent suffire à la Russie pour retarder un transport crucial de l’OTAN vers l’est.”
Quid de l’après-Poutine?
“Nous devrions dépasser l’idée que la menace se limite à Poutine. Non seulement il s’entoure de fidèles, mais la grande majorité de la société russe pense que la Russie fait ce qu’il faut. Leurs guerres d’agression génocidaires sont applaudies. Nous sommes confrontés à une menace plus générationnelle que temporaire. Il s’agit d’une Russie qui n’a pas changé depuis des siècles. De nombreux aspects de l’État russe, de la vie culturelle et du comportement personnel remontent à l’Europe d’il y a un demi-millénaire. Ils constituent une menace non seulement en dehors de notre territoire, mais aussi en dehors de notre siècle. Il faut en être conscient pour y répondre de manière appropriée.”