Black Lives Matter a relancé le débat sur l’indemnisation des descendants d’esclaves
Un comité du Congrès américain a adopté mercredi un projet de loi défendant le principe d’une compensation financière pour réparer les torts de l’esclavage, une question au cœur des revendications de certains Afro-descendants, relancée aussi en Europe avec le mouvement Black Lives Matter.
C’est un premier pas sur le chemin de la compensation financière pour les crimes de l’esclavage. Un comité du Congrès américain a adopté, mercredi 14 avril, un projet de loi en faveur de la création d’un groupe d’experts chargé de faire des propositions sur l’indemnisation des descendants des quelque 4 millions d’Africains amenés de force aux États-Unis entre 1619 et 1865.
Ravivé par le mouvement Black Lives Matter et le contexte de tensions né de la mort de plusieurs Afro-Américains tués par la police, le débat est cependant très ancien aux États-Unis. Une première version du texte adopté mercredi avait en réalité été rédigée et présentée au Congrès il y a plus de 30 ans.
Dès l’abolition de l’esclavage en 1865, la question d’une compensation s’est posée. Mais la promesse du Congrès d’indemniser chaque ancien esclave avec « une mule et 40 acres (16 hectares) de terre » n’a jamais été tenue. Il faudra attendre le début des années 1970 pour voir s’organiser la lutte pour les réparations, avec la création du Reparations Coordinating Committee animé par le professeur de droit d’Harvard Charles Ogletree.
Reste à savoir quelle forme doit prendre cette indemnisation. Si certains plaident pour des paiements directs, d’autres sont plutôt favorables à des aides et des programmes sociaux. Car c’est l’un des arguments avancés par le mouvement de réparation : l’impact de la ségrégation persiste aujourd’hui sur les inégalités entre Blancs et Noirs dans la société américaine. En 2019, le revenu médian annuel d’un foyer noir était par exemple de 43 771 dollars, contre 71 664 dollars pour un foyer blanc.
Pour défendre leur cause, les descendants d’esclaves aux États-Unis s’appuient sur des précédents historiques : l’administration de Ronald Reagan avait par exemple indemnisé à hauteur de 20 000 dollars les 82 000 Japonais-Américains qui avaient été emprisonnés pendant la Seconde Guerre mondiale. Plus récemment, le gouvernement fédéral a également consenti à verser en 2012 plus d’un milliard de dollars à 41 tribus amérindiennes.
De la traite à la dette
Dans le sillage de l’affaire George Floyd, ce débat a également pris un nouvel élan en Europe, comme l’a montré le déboulonnage de statues représentant d’anciens propriétaires d’esclaves. La Haut-commissaire aux droits de l’Homme de l’ONU, l’ancienne présidente chilienne Michelle Bachelet, avait alors exhorté les anciens pays coloniaux à « réparer des siècles de violence et de discrimination (…) au travers notamment d’excuses officielles, de processus de vérité et de réparations sous diverses formes ».
Aucune ancienne puissance coloniale ne s’est cependant engagée à indemniser les descendants d’esclaves malgré les demandes répétées de plusieurs pays africains ou caribéens.
En septembre 2013, sous l’égide de la Caricom (Caribbean Community), les États de la Caraïbe ont lancé une campagne visant la France, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, l’Espagne, le Portugal, la Norvège, la Suède et le Danemark afin d’obtenir réparation pour leur rôle dans la traite vers les Amériques de millions d’hommes, de femmes et d’enfants africains entre le XVIe et le XIXe siècle.
Certains membres de la classe politique en République démocratique du Congo avaient aussi plaidé en ce sens après la publication en 2020 d’une lettre de regrets du roi des Belges à propos des crimes commis par son pays pendant la période coloniale. Depuis plusieurs années, le Burundi demande de son côté une compensation financière de 36 milliards d’euros pour les torts causés par les colons allemands et belges durant la période allant de 1896 à 1962.
En 1999, le congrès d’Accra de l’African World Reparations and Repatriation Truth Commission avait pour sa part évalué à 777 000 milliards de dollars le montant global de cette facture. Cette estimation reste la plus élevée réalisée à ce jour.
Au-delà des questions éthiques et morales, établir l’impact financier à long terme du système esclavagiste apparaît comme une tâche éminemment complexe. À cette difficulté s’ajoutent les obstacles juridiques à la mise en œuvre d’un mécanisme de compensation.
Les esclavagistes indemnisés
En 2005, une association de descendants d’esclaves avait réclamé 200 milliards d’euros à l’État français au titre de la compensation de la période de l’esclavage, considéré comme un crime contre l’humanité depuis la loi Taubira de 2001. La demande avait été jugée irrecevable. Les magistrats avaient estimé qu’il était impossible d’établir le montant des dommages pour des faits aussi anciens. Ce jugement a été confirmé en appel puis validé par la Cour de cassation.
Pour justifier leurs demandes, les associations d’Afro-Antillais pointent du doigt les indemnisations touchées par les propriétaires esclavagistes au moment de l’abolition en France en 1848. Comme le rappelle le quotidien Le Monde, ces compensations destinées à des propriétaires de La Réunion, de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Guyane, du Sénégal et de quelques territoires de Madagascar avaient coûté à l’État français 7,1 % de ses dépenses publiques en 1849.
Il convient également de rappeler le cas particulier d’Haïti. En 1825, la France impose à la jeune République une dette considérable en guise de compensation pour les propriétaires français. Haïti est contrainte de s’acquitter de cette indemnisation mais aussi de rembourser les intérêts colossaux de ses emprunts contractés auprès des banquiers parisiens.
À l’initiative de chercheurs français, le projet Repairs est en train de constituer une base de données rassemblant les noms des bénéficiaires et les montants versés aux propriétaires d’esclaves. Parmi ces bénéficiaires, les historiens notent un certain nombre de « libres de couleur », ces esclaves affranchis devenus propriétaires d’esclaves.
« On a tendance à voir l’histoire de l’esclavage sous le seul prisme de l’opposition Noir/Blanc. Cela montre la perversité de ce système : le critère racial n’est pas le seul à prendre en compte pour penser l’histoire de l’esclavage, résume Myriam Cottias, directrice du Centre international de recherches sur les esclavages et post-esclavages (Ciresc), contactée par France 24. « Les phénomènes de métissage et d’affranchissement rendent compliquée l’identification de personnes qui devraient toucher des indemnités. Cela me semble très difficile pour ne pas dire impossible. »
En mai 2015, François Hollande semble avoir définitivement fermé la porte à une indemnisation dans le rapport de préfiguration de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. « L’indemnisation est incalculable en raison du temps (…). C’est un préjudice de l’Histoire qui ne peut être soldé que par l’Histoire, par l’action politique. »
Des initiatives locales et privées
Si aucun gouvernement impliqué dans la traite transatlantique n’a mis en place un système d’indemnisation des descendants d’esclaves, des initiatives locales et privées ont cependant récemment vu le jour.
Aux États-Unis, la petite ville d’Evanston, près de Chicago, est devenue en mars la première à décider d’indemniser ses habitants noirs à hauteur de 10 millions de dollars sur les dix prochaines années.
En 2019, les étudiants de la prestigieuse université de Georgetown, à Washington, ont approuvé symboliquement la création d’un fonds au profit des descendants d’esclaves vendus au XIXe siècle par les jésuites ayant créé l’établissement afin d’équilibrer ses comptes.
La même année, l’université de Glasgow, en Écosse, a annoncé qu’elle allait compenser à hauteur de 25 millions de dollars les dons reçus de propriétaires d’esclaves, sous la forme de programmes de recherche et d’un Centre d’études de l’esclavage.
La Royal Bank of Scotland, la Lloyds Bank ou encore le brasseur Greene Kink ont également reconnu pour la première fois avoir bénéficié du commerce triangulaire. L’Empire britannique a mené la même politique que la France au moment de l’abolition en 1833 en indemnisant les propriétaires esclavagistes.
Pour le moment, aucune entreprise française n’a présenté d’excuses ou reconnu sa responsabilité dans le système esclavagiste mais « cela pourrait changer », assure Myriam Cottias. « L’histoire de l’esclavage fait partie de l’histoire de France, de sa construction et de son rayonnement », ajoute-t-elle. « La prise en compte de cette histoire va se renforcer dans les prochaines années. »
France 24